A pied de Gimpu à Tentena, Sulawesi, Indonésie :
Le véritable voyage ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux (Marcel Proust)
Nous disons adieu au chauffeur. C’est la fin de la route. Il fait déjà sombre, il est plus prudent de partir demain. Nous passons la nuit à Gimpu dans une famille managée par quatre sœurs. Elles affichent la soixantaine épanouie, ont entre six et douze enfants chacune, qui eux-mêmes possèdent plusieurs rejetons. La moitié de ce petit monde partage le même toit. Un sacré bazar. Mattéo affirme que l’une des quatre sœurs est en fait la belle-fille. Mais pas du tout ! Elle a le même âge, tu vois bien… Tu sais quel âge elle a, toi ? Tu parles le Bahasa Caeli peut-être ? Elle m’a montré quatre avec les doigts, pas six ! Décidément, c’est très compliqué.
Les hommes reviennent de la jungle avec leur hotte en osier et leur inséparable coupe-coupe. Les enfants, qui aident les femmes à labourer les champs de riz dans la journée, se frottent vigoureusement : ils ont de la boue jusqu’à la ceinture. La famille se retrouve dans la cuisine à ciel ouvert, partiellement abritée par un toit de feuilles de bambou tressé. On mange, on discute, on joue de la guitare, on se défie aux échecs. Nous goûtons l’alcool de palme au jus de durian (fabriqué en laissant macérer du jus de palme pendant quatre heures) : l’horreur absolue ! Pourtant, nous ne sommes pas trop difficiles en la matière.
Partant tard à cause du mal de tête, nous avalons en guise de remède huit heures de marche, soit 24 km. L’effort s’avère très acceptable : la jungle est peu dense et nous avons loué un cheval pour porter nos affaires. Nous ne croisons pas foule.
N’ayant pu emmener notre tente, nous dormons à nouveau chez l’habitant, dans le minuscule village de Moa. Celui-ci a été monté de toutes pièces à dos d’homme et de bête, depuis les toits en tôle jusqu’aux chaises en plastique. Nous nous lavons à la rivière comme tout le monde, moi toute habillée comme les autres femmes. J’avoue que je ne maîtrise pas la technique du lavage avec chemise et pantalon. C’est m……. au possible.
Nous rendons le cheval à Moa, le propriétaire ne voulant pas que nous ne l’emmenions trop loin. Pour effectuer les 21 km suivants, nous embauchons deux porteurs dotés d’un sens de l’humour impénétrable et d’un solide bambou auquel ils ficèlent nos sacs. Le chemin est agrémenté de nuées de papillons multicolores. Mais il ne fait pas bon lever le nez, sous peine de mordre la poussière.
Nous nous arrêtons dans le village de Tuaré. Le chef nous reçoit. Il nous fait même honneur en nous logeant séparément du reste de la famille, à notre grande déception. Pas d’eau courante ni d’électricité non plus à Tuaré, mais un immense terrain de foot et un terrain de volley flambant neuf. En évitant les projectiles des apprentis Messi, une femme tape avec un marteau sur de l’écorce de banian trois jours durant pour en obtenir un tissu.
Nous quittons la jungle le troisième jour pour parcourir 15 km en terrain découvert. Nous ne disposons plus que d’un porteur, un petit homme incroyablement fort, muet et allant toujours cinquante mètres derrière nous. Il se taille un verre dans une tige de bambou pour boire au ruisseau. Nous recyclons notre bouteille crasseuse au goût de Micropur. Deux mondes. Champs, rizières, marais (que nous traversons pieds-nus) sont parsemés de mégalithes multimillénaires rappelant le logo de la marque « Alien Workshop », le zizi en plus. Nos gestes admiratifs amusent les paysans qui sortent de nulle part.
A force de me laver dans la même eau que les buffles, je suis couverte de boutons géants. J’ai hâte de retrouver le mandi, la salle de bain indonésienne, une petite casserole en plastique qui permet de puiser de l’eau propre dans un bac alimenté par un puits.
A notre arrivée au village de Gintu, nous apprenons qu’une route forestière rejoint notre destination finale, Tentena, à 72 km de là. Une aubaine. La piste se révèle être un bourbier profond et glissant, une succession d’ornières remplies d’eau. Nous partageons un camion qui chauffe avec six indonésiens faisant le trajet gratuitement à condition de pousser l’engin, de le tirer, de peller la route, de mettre des cales pour le désembourber… Chaque pont de fortune est un défi au destin. S’écroulera ? Ne s’écroulera pas ? N’écoutant que mon courage, je descends du camion à maintes reprises, histoire de ne pas tomber dans le ravin avec lui.
Nous traversons des collines sans arbres, où la végétation a été brûlée ou rasée. Des plaies béantes. Un innocent Couscous (une espèce menacée), traverse la route devant nous. Sa lenteur naturelle ne lui permet pas d’échapper à la férocité humaine. Les indonésiens, pourtant si aimables et souriants dans un autre contexte, se ruent sur lui, l’immobilisent avec un bâton, lui lient les mains et les pieds, le jettent dans un sac pour le vendre comme animal de compagnie. Survivre aujourd’hui est plus important que vivre demain.