You ici ? Vous here ?

Jungfraujoch, Suisse

Pourquoi parcourir des milliers de kilomètres pour découvrir le monde, alors qu’il se concentre, à la limite de l’implosion, en un seul endroit : le sommet de la Jungfrau ?

 Nous prenons un train mythique construit en 1898. Neuf kilomètres sous la roche de l’Eiger. Nous débouchons sur une crête à 3454 mètres d’altitude, comme… quatre mille autres touristes ce jour là.

Les Suisses ont placé des téléphériques et funiculaires partout, afin de rendre la haute montagne accessible à tous. Objectif atteint. Les vallées encaissées sont des points de départ, et pas seulement des vallées encaissées. Mais il y a un monde dingue. Et des paradoxes. Les propriétaires de chien ramassent à la main les crottes sur les chemins, alors que deux cent mètres plus loin une énorme grue saigne le flanc de la montagne pour poser un énième téléphérique dernier cri.

 Nous avons l’impression de passer une partie de la journée dans le métro à Paris, l’oxygène en moins. Deux heures de queue et quatre heures de funiculaire debout entre les sièges, avec les enfants chougnant dans les bras. Pas d’alpinistes, mais des touristes stressés et pressés qui jouent des coudes.

Nous méritons notre pique-nique sur l’imposant glacier d’Aletsch. Serpent majestueux, il déploie ses anneaux entre les pics protecteurs. La neige déchirée dévoile des crevasses bleues impressionnantes. Ce glacier, le plus grand des Alpes, fond de 20 centimètres par jour à cause du réchauffement climatique. Il couvrait 163 km² en 1856, 128 km² en 1973 et 85 km² aujourd’hui. A ce rythme, il disparaîtra totalement en … ? 

Nous effectuons quelques pas revigorants dans la neige, bien protégés du froid et de la lumière écrasante par nos grosses chaussures, anoraks, bonnets et lunettes. Le spectacle des séracs coulant des cimes de la Jungfrau et du Mönch ne vaut pas celui de la nature humaine qui s’ébroue dans toute sa diversité. Nous tentons de saisir des bribes de nos voyages passés avant qu’elles ne se dissolvent dans l’air glacial.

Japonaises et leurs chapeaux-huîtres,

Chinois épanouis éructant au soleil,

Thaïs sur leur trente-et-un,

Indiens en tongs sur la glace,

Saoudiennes voilées avec leurs poussettes,  

Russes en short passant les cordes pour se prendre en photo au bord du vide,

Anglais en compagnie de leurs chiens,

Danois écarlates,

Italiennes en talon aiguilles,

Français qui râlent parce que c’est trop cher.

99% ont oublié qu’ils sont sur un glacier en haute montagne.

 Nous demandons à Ludo, trois ans, ce qu’il a préféré dans cette excursion : les vitrines emplies de couteaux suisses, les bonbons japonais offerts par notre voisine et le verre de coca cul-sec vomi sur la table du restaurant de la gare.

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