C’est une cuisine miteuse, minable. Un trou minuscule dans un immeuble en papier mâché. Si j’avais pu, je ne serais jamais venu là. Je m’attendais à un accueil triomphal : le lave vaisselle, enfin ! «Nous l’attendions tous avec impatience ! Oh, quelle beauté, quelle pureté dans les lignes ! La race de l’élite !» Mais non, rien. La femme n’était même pas là pour m’accueillir. Je m’en souviens ; c’était un samedi matin, elle dormait . Elle ronfle bruyamment tous les samedis jusqu’à midi. Lui, il m’a reçu négligemment, a échangé quelques mots avec les livreurs : combien de temps est-il garanti … Doit-on changer le filtre souvent ? Ah … Bon, c’est tout. Oui, oui… Merci. Au revoir. Les livreurs m’ont branché, ont remercié, sont partis.
Il m’a rempli instantanément de vaisselle grasse et disparate qui attendait dans l’évier. Programme 4 et hop, me voilà en marche. Cinq minutes après être arrivé, j’étais déjà au turbin, sans égard, sans un regard, sans un compliment sur ma silhouette, sans un encouragement. Le néant. Il n’a même pas jugé utile de mettre du sel régénérant.
Mon arrivée. Un coup de massue.
Je suis seul, entouré de prolétaires. Au fond de la cuisine, le frigo fait peine à voir : une demi-taille et même pas de congélateur ! Je l’ai vu quand il a pris un œuf ce matin : à l’intérieur, on distingue un ridicule freezer deux étoiles, mais qui ne fait pas congélateur. La table de la cuisine en face de moi est pitoyable, toute entaillée de coups de couteau . Il manque un pied à la cuisinière, à ma droite. Quand à mon voisin de gauche, le lave-linge, je m’aperçois qu’il n’est d’aucune marque connue. Cramma. Voyez-vous ça ! Est-ce que vous avez déjà entendu parler de Cramma ? Une marque premier prix, de Chine du milieu, si ça se trouve ; de nulle part …
Ah ! pourquoi n’ai-je pas échoué ailleurs ? Je pensais avoir de la chance : je suis issu d’une marque prestigieuse, né d’une technologie d’avant-garde (l’option « Silence Plus ») et d’un design soigné. Je fais partie des meilleurs appareils, capables de décoller les reliefs secs d’un consommé de Rattes aux truffes, tout en ménageant le plus fragile des verres en cristal. Je symbolise le haut de gamme, destiné aux cuisines d’élite. J’aurais pu être le diamant d’une cuisine intégrée tout en chêne du Venezuela, au cœur d’une belle maison de Saint-Cyr Au Mont d’Or. Au lieu de cela, je me gâche dans cette sale cuisine, où ma tâche la plus noble consiste à faire disparaître les restes de peau de boudin aux oignons sur les assiettes ébréchées.
Hé, lave-vaisselle de mes deux, qu’est-ce que tu as contre le boudin ? C’est quoi ce racisme à la noix ? Tu préfères torcher et lécher les assiettes où c’que c’est du saumon daubé qu’a séché, qu’on sait même pas ce qu’il a becqueté ? Et ta technologie d’avant garde, tu sais ce que qu’on en pense dans les ateliers de réparation ? Ah, tu peux frimer avec ton option « silence plus » qu’à mon avis, le seul jour où c’que c’est qu’elle sera au top, c’est quand tu seras au bottom.
Au lieu de vrombir (magré ta fameuse option bidon) de rage, tu ferais mieux de te poser la question du pourquoi du comment que c’est que tu te retrouves dans cette sale cuisine. M’est avis que c’est pas par hasard. T’as déja entendu causer des colis tombés du camion ? Et c’est comment qu’ils tombent, d’après toi ? Tu crois pas qu’ils y sont pour un petit quèque chose ? Innocents ? Ben tiens…
Alors, hein, si tu voulais pas échouer, comme tu y dis, t’avait qu’à bien te tenir, et c’est tout. Non mais !
Bon, d’accord, y’a une faute à « t’avait », mais ça ne serait pas arrivé sans ce lave vaisselle prétentieux.