Zhou, Dewei, Fang

 

Nous abandonnons la terre tibétaine de Litang dans les contreforts de l’Himalaya. Il faut compter trois jours de mauvaise route escarpée et des cols à plus de 4000 mètres d’altitude pour rejoindre la plaine chinoise.

Litang. Persistance rétinienne. Ce mariage nous a éblouis. Sortis d’un rêve, des invités de marque chevauchent en ville des chevaux minuscules, au milieu de palmiers en plastique installés par le gouvernement chinois. Les hommes arborent de grosses lunettes de soleil, des cheveux brillants ornés de perles et de panaches rouges, des chemises en soie jaune, des manteaux de fourrure, des sabres démesurés incrustés de pierreries, d’impressionnantes bottes pourpres. Les femmes sortent tout droit de « Star Wars » avec leurs coiffures « princesse Leia », leurs longues jupes brodées, surchargées, agrémentées d’écussons dorés et de colliers d’ambre qui pèsent une tonne. Autour des mariés tibétains, des badauds aux joues écarlates portent des chapeaux de cow-boys, des moulins à prière, des manteaux en yack attachés par une ceinture colorée dont la manche droite n’est pas enfilée. Etions-nous dans le réel ou dans le reflet cosmique d’un monde voué à disparaître ?

Retour vers la plaine. Vers la Chine. Nous roulons dans une antique jeep Cherokee, conduite par M. Zhou. Chauffeur professionnel. Chinois du Sichuan.  M. Zhou exhibe fréquemment un appareil photo miniature, preuve qu’il n’a jamais parcouru cette route. Il ne sait rien de la mécanique auto. Sa conduite est prudente, si ce n’est qu’il voit les obstacles cinq secondes après nous. La jeep cogne systématiquement contre les trous et les cailloux. Nous avons l’impression que l’essieu ou le réservoir se fend, mais non. Le style chinois : on fonce, on verra bien s’il y a des dégâts après. M. Zhou crache tous les kilomètres avec un grand « rhoik », fume dans la voiture, jette ses ordures par-dessus bord,  n’écoute pas quand on lui parle. Il ne comprend pas un mot d’anglais. Pas un mot, cela signifie même pas « OK » ou « super ». Il ne produit aucun effort pour interpréter notre chinois du nord. Il est vrai qu’il y a des différences de prononciation. Prenons le mot « eau » : à Beijing, on prononce « chouè », alors que dans le Sichuan on dit « ssouè ». « Trente » est « sanche » en pékinois et « sansse » en sichuanais. Insurmontable.

Les chantiers se succèdent entre 4000 et 5000 mètres d’altitude. Il n’existe qu’une seule route, hors de question de la couper. Pas de machines, mais des forçats. Des ouvriers crottés cassent des cailloux, creusent la terre, coulent du ciment apporté dans des seaux, pour construire des murs de soutènement. Ils dorment par des températures négatives sous des tentes de fortune faites de sacs de toile. Les camions et les bus surchargés manquent de les écraser ou de faire écrouler la route.

Le temps se gâte au deuxième jour. La piste devient glissante et difficilement praticable autrement qu’en 4×4. Un minibus chinois est enlisé. Il ne peut pas franchir le dernier col à 4300 mètres avant la bourgade de Xiangcheng. Les dix passagers prennent d’assaut notre jeep. Nous bataillons ferme pour n’en emmener que deux. Les élus sont des Chinois de Beijing, un couple de professeurs quadragénaires (profs de quoi, on ne le saura jamais), Dewei et Fang. Ils ne parlent pas un mot d’anglais non plus, mais se révèlent très capables de comprendre l’intégralité de notre vocabulaire de 300 mots. Alléluia !

Dewei porte un survêtement rouge moiré, une contrefaçon de contrefaçon Pierre Cardin, la marque improbable « Pierre Chevalier ». Fang ne se départit pas d’un sourire perpétuel qui la fait ressembler au soleil rieur des Télétubbies.

Nos deux compères ne se lassent pas de dire « à Beijing, on fait ci, on fait ça ». M. Zhou explique en retour comment on fait exactement la même chose au Sichuan. Nous notons cependant quelques menues différences culturelles. Les pékinois ne crachent pas, éprouvent de la compassion pour les pauvres hères qui réparent la route, ont déjà entendu parler de la France, connaissent les noms des montagnes que nous traversons, parlent lentement avec une parfaite diction pour que nous puissions bien les comprendre. Et d’ailleurs, eux-mêmes nous comprennent. Merveilleux !

Nous partageons leur en-cas, une tranche de pain gras délicieuse accompagnée d’un cornichon épicé.

Dewei ne ménage pas ses efforts, il descend de la jeep pour lever les obstacles : grosses pierres, marché aux champignons, chauffeur endormi dans son camion au beau milieu de la piste.

A l’étape du soir, nos deux profs nous invitent au restaurant pour nous remercier. Nous formons une tablée radieuse. M. Zhou jette les graines de tournesol apéritives par terre. Fang nous sert les trois plats de viande et les haricots au gingembre. La soupe de vermicelles et le riz arrivent en dernier. Nous pensions qu’il était malpoli de se bourrer de riz en fin de repas, mais non, cela se fait, du moins coté Sichuan…

Fang négocie pour nous le prix de notre chambre (une panne d’électricité de douze heures ne nous permet pas d’en apprécier le confort sommaire). Cette petite attention finit de nous persuader de continuer la route avec nos acolytes. Deux chinois à bord, c’est très utile.

Le lendemain, il pleut des cordes. La dernière descente dans la vallée s’avère particulièrement vertigineuse : une voie étroite au bord d’un précipice. On ne sait trop comment cette route s’agrippe encore à son flanc de rocher. La piste se transforme progressivement en bourbier de 220 km de long. M. Zhou reste concentré. Nous peinons à avancer, pourtant quasi seuls sur la route. Le dernier bus est parti de Xiangcheng hier, la mousson est arrivée. Il va s’écouler plusieurs semaines avant la reprise des transports en commun.

Les maisons tibétaines se font rares, cédant la place aux habitations de la minorité hui, musulmane. Juste après un hameau, la route est définitivement coupée par un impressionnant glissement de terrain. On ne peut pas passer.

Grâce a nos deux compères, nous dégotons des lits dans une baraque de chantier au bord de la route, moins sale qu’elle n’en a l’air. Fang entre sans gêne dans une maison modeste, demandant qu’on nous prépare à manger. Elle s’exprime avec ce ton un brin supérieur que l’on retrouve chez tous les citoyens des capitales. Elle supervise la cuisine avec un sérieux qui nous ravit. Nous dévorons un repas savoureux, en compagnie d’hommes d’affaires coréens qui le sont tout autant. Eux aussi sont bloqués ici. M. Zhou sort de sa réserve secrète personnelle un flacon d’alcool de riz, qui cèle officiellement l’amitié indéfectible sino-franco-coréenne.

A l’aube, nous opérons un semblant de toilette pendant que Fang s’exerce au Taï-Chi. Nous méditons toute la matinée sur la suite à donner à notre périple. Nous réutilisons nos mots de chinois avec des villageois tous neufs. Une aubaine, car nos 300 expressions sont depuis bien longtemps éculées avec Fang et Dewei. (Le dialogue le plus courant de ces dernières 48 heures : Fang montre un objet en disant « Faguo you meiyou ma ? » (il y en a en France de ça ?). Je réponds « you » (oui) ou « meiyou » (non) selon les cas. Un peu juste pour partager les subtilités d’une culture multimillénaire).

Vers midi, le village entre en effervescence. Les habitants reviennent de la cueillette aux champignons. Ils cachent comme des pépites des Matsutaké à douze euros le pied. Ils passent le glissement de terrain en cheminant dans la boue, pour aller livrer l’inestimable marchandise à des 4×4 de l’autre côté. La cueillette a lieu tous les jours, afin que les champignons soient d’une fraîcheur irréprochable pour les japonais qui les acquièrent à prix d’or.

Nous jetons un regard reconnaissant à ces précieux végétaux qui ne paient pas de mine. Pour nous, cette activité est synonyme de liberté : il y a des 4X4 de l’autre côté !

Le jour suivant, nous faisons nos adieux à M. Zhou, un soupçon d’émotion dans la voix. Au fil du trajet, nous avons découvert ses bons cotés : honnêteté, fiabilité, indépendance. Il va faire demi-tour et rentrer seul à Chengdu avec la jeep, par la route de l’aller, en repassant par Litang et onze cols. Cinq jours de piste exténuante pour parcourir tout le chemin en sens inverse.

Nous pénétrons pieds nus dans le bourbier du glissement de terrain, comme les vendeurs de champignons, avec nos deux compères Fang et Dewei. Pas évident de marcher en dévers avec de la boue jusqu’aux genoux, un gros sac sur le dos et la peur de se recevoir un rocher sur le nez. Nous vainquons la difficulté en moins d’une heure. De l’autre côté, Fang obtient qu’un véhicule nous prenne à bord jusqu’à Zhongdian.

Et nous réintégrons soudainement la Chine civilisée.

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